III
Petit-fils d’Espagnols nés en quelque coin perdu entre Colmenar de Oreja et Villamanrique del Tajo, et qui pour cette raison avaient conté merveilles des régions laissées derrière eux, le Maître s’était fait une autre idée de Madrid. Ayant grandi dans le luxe et les palais en tezontle de Mexico, cette ville lui semblait triste, terne, pauvre. Excepté la Plaza Mayor, tout ici était étroit, crasseux, rabougri, quand on pensait à la largeur et à l’ornementation des rues de l’autre capitale, avec leurs arcades en azulejos et leurs balcons soutenus par des ailes de chérubins, les cornes d’abondance taillées dans la pierre d’où jaillissaient des fruits, et les lettres enlacées par des pampres et des feuilles de lierre qui, sur les enseignes délicatement peintes, proclamaient les mérites des joailleries. Ici, les auberges étaient mauvaises, avec l’odeur d’huile rance qui s’infiltrait dans les chambres; dans nombre d’entre elles on ne pouvait reposer à loisir à cause du raffut que dans les patios faisaient les comédiens clamant les vers d’un prologue ou criant à tue-tête un rôle d’empereur romain, faisant alterner les toges, faites d’un drap de lit ou d’un rideau, avec les costumes de bouffons et de Biscayens, et dont les intermèdes étaient accompagnés d’airs qui utilisaient fort le nègre en raison de leur nouveauté, mais dont les fausses notes gênaient passablement le Maître. De cuisine on ne pouvait guère parler : devant les boulettes de viande qu’on lui servait ici, et la monotonie des merluches, le Mexicain évoquait la finesse des poissons de la Veracruz et les pompes de la dinde enrobée de sauces sombres au parfum de chocolat et brûlant du feu de mille piments; devant les choux de chaque jour, les haricots insipides, et les pois chiches, le nègre chantait les mérites de l’avocat tendre, à col renflé, des pommes de malanga qui, assaisonnées d’une persillade garnissaient les tables de son pays escortées par des crabes à la chair fauve, plus substantiels que les filets de bœuf de ce pays-ci. Le jour ils fréquentaient les tavernes où l’on servait les meilleurs vins, et surtout les librairies où le Maître achetait des ouvrages anciens, richement reliés, et de ces traités de théologie qui sont l’ornement d’une bibliothèque; mais ils n’arrivaient jamais à dissiper complètement leur ennui. Une nuit ils allèrent dans un bordel où les reçut une tenancière obèse, camuse et bigle avec un bec-de-lièvre, le visage grêlé de petite vérole, le cou goitreux, dont les larges fesses, qui se trémoussaient à un empan et demi du sol, faisaient penser à une espèce de naine géante. Un orchestre d’aveugles attaqua un menuet à la tolédane et, appelées par leurs noms, apparurent la Philis, la Cloris, la Lucinde, habillées en bergères, suivies par la Isidra et la Catalane, qui avalaient en hâte une tartine de pain frotté d’huile et d’oignons, se passant de l’une à l’autre une gourde de vin de Valdepenas pour faire descendre la dernière bouchée. Cette nuit-là on but sec, le Maître raconta ses équipées de mineur dans la province de Taxco, et Filomeno dansa les danses de son pays au rythme d’une chanson qu’il chantait lui-même, dont le refrain parlait d’un serpent dont les yeux ressemblaient à des braises et les crocs à des épingles. On ferma la porte pour que les étrangers pussent bambocher tout leur soûl, et il devait être midi quand ils revinrent tous deux à leur auberge, après avoir déjeuné gaiement avec les putains. Mais si Filomeno se pourléchait de plaisir au souvenir de son premier festin de chair blanche, le Maître, suivi par une racaille de mendiants, ne mettait guère le nez dehors où la forme de son chapeau à larges bords, aux broderies d’argent, était désormais familière ; et il ne cessait de pester contre la médiocrité de cette ville surfaite qui était bien peu de chose, en vérité, quand on la comparait à la capitale du Mexique et où un gentilhomme de ses mérites et de sa prestance devait se soulager avec des putains, parce qu’il ne trouvait pas de dame de qualité qui lui ouvrît les rideaux de son alcôve. Ici, les foires n’avaient ni la couleur ni l’animation de celles de Coyoacán ; les boutiques étaient pauvres, peu achalandées en objets d’artisanat, et les meubles que vendaient certaines étaient d’un style solennel et triste, pour ne pas dire démodé, malgré leur bois de qualité et leurs cuirs repoussés ; les jeux de bague étaient mauvais, parce que les cavaliers manquaient de mordant; lors de la parade de la joute, leurs chevaux n’allaient pas l’amble également, et ils ne savaient pas se lancer au grand galop vers l’estrade des tribunes, en freinant leur coursier des quatre fers au moment où il semblait que le malheur d’un choc fût inévitable. Quant aux mystères que l’on jouait dans les rues sur des tréteaux de fortune, ils étaient en franche décadence avec leurs diables bas encornés, leurs Pilates aphones, leurs saints aux nimbes rongés par les souris. Les jours passaient et le Maître, malgré son immense fortune, commençait à s’ennuyer terriblement. A tel point qu’il résolut un beau matin d’abréger son séjour à Madrid pour se rendre le plus tôt possible en Italie, où les fêtes du carnaval, qui commençaient à la Noël, attiraient des gens de toute l’Europe. Comme Filomeno était en quelque sorte ensorcelé par les câlineries de la Philis et de la Lucinde qui chez la naine géante faisaient avec lui mille folies dans un large lit entouré de miroirs, il accueillit avec déplaisir l’idée du voyage. Mais le Maître lui répéta si bien que les femmes de ce pays-ci n’étaient que misérable rebut à côté de celles qu’il trouverait dans la ville pontificale, que le nègre, convaincu, ferma les caisses et s’enveloppa dans la cape de cocher qu’il venait d’acheter. En descendant vers la mer, par petites journées qui leur firent passer la nuit dans les auberges toutes blanches, de plus en plus blanches, de Tarancon ou de Minglanilla, le Mexicain voulut divertir son valet en lui contant l’histoire d’un gentilhomme fou, qui avait hanté ces régions, et qui, en une certaine occasion, avait pris des moulins («comme celui que tu vois là-bas ») pour des géants. Filomeno affirma que ces moulins ne ressemblaient en rien à des géants, et qu’en fait de géants véritables il y en avait en Afrique de si grands et de si puissants qu’ils jouaient à leur guise avec la foudre et les tremblements de terre... Quand ils arrivèrent à Cuenca, le Maître remarqua que cette ville, avec sa grand-rue qui chevauchait le dos d’une côte, était peu de chose à côté de Guanajuato, qui avait aussi une rue semblable, couronnée par une église. Valencia leur plut parce qu’ils y retrouvaient un rythme de vie, fort insouciant de l’heure, qui leur rappelait le dicton : « Ne fais pas demain ce que tu pourrais laisser aussi bien pour après-demain », de leur patrie de crème de maïs et de sauce au piment. Et ainsi, après avoir suivi une route d’où l’on voyait toujours la mer, ils arrivèrent à Barcelone : leurs oreilles furent réjouies du son de nombreux chalumeaux et tambours, du bruit des grelots et des « place ! place ! » des postes qui sortaient de la ville en courant. Ils aperçurent les galères qui étaient à la plage, lesquelles abaissant leurs tentes, parurent pleines de banderoles qui flottaient au vent et baisaient et balayaient l’eau. La mer pleine d’allégresse, la terre de joie et l’air de clarté, tout semblait faire naître un soudain contentement chez tout le monde. « On dirait des fourmis, disait le Maître en regardant les quais du pont du bateau qui le lendemain voguerait vers l’Italie. Si on les laisse faire, ils construiront des édifices si élevés qu’ils gratteront les nuages. » A côté de lui, Filomeno priait à voix basse une Vierge noire, patronne des pêcheurs et des marins, de leur accorder une bonne traversée et de les conduire sains et saufs au port de Rome qui, pensait-il, comme toute ville importante, devait s’élever au bord de l’Océan, avec une bonne ceinture de récifs pour la protéger contre les cyclones ; cyclones qui emportaient sans doute les cloches de Saint-Pierre tous les dix ans environ, comme cela se passait à La Havane pour les églises de Saint-François et du Saint-Esprit.